L'Art dans nos rues ?
Depuis l’ère Duchamp et encore de nos jours, les pratiques artistiques tendent à se décloisonner. L’ «art d’aujourd’hui» exprime plus que jamais, sa volonté de se défaire d’un académisme persistant, des lourds clichés qui empêchent l’accessibilité, l’intuitivité, et le dialogue entre les œuvres d’art et ses spectateurs.
Ceci dit, cet “idéal” fait face à une réalité : une œuvre d’art est encore perçue de nos jours telle qu'elle, uniquement lorsqu'elle est présente dans un lieu dédié : musées, galeries…
Mais, est-ce possible pour l'œuvre de se défaire des institutions muséales? Rencontrer l’au-delà et saisir de plus près, les regardeurs?
Le spectateur doit-il rester dans une forme de contemplation? Dans une posture d’admiration passive?
L’art pourra t-il, ou est-il déjà, en train de rencontrer le monde, la vie?
«Faire oeuvre» : Les processus de légitimation
Depuis la nuit des temps, l'œuvre d’art est rendue légitime par la signature de l’artiste, sa renommée/son succès, puis, son lieu d’exposition. Cela découle d’une académisation de l’art qui, aujourd'hui, persiste. L’objet «œuvre» semble encore sacralisé, au point de lui accorder une valeur extrapolée. Quelle conséquence? L’art semble réservé à une élite, écartant toute possibilité pour les moins aisés, d’accorder du temps, et de s’identifier, à maintes pratiques artistiques. Autre conséquence de cette vision élitiste de l’art : les regardeurs restent figés au stade de l’admiration : un regard souvent passif et distancié, qui empêche toute forme de dialogue, de réceptivité, et d’identification.
Cela dit, nombreux sont les artistes qui tentent de s’affranchir de cet académisme…
«Faire oeuvre» : Un acte perturbé, l’ère Duchamp
Marcel Duchamp va bousculer notre perception de l’art. En 1917, le premier Ready-Made naît.
Signer et retourner un urinoir, œuvre d’art ?
Cette nouvelle manière d’aborder l’art, remet fortement en question son processus de légitimation. Ouvertement, l’objet “Oeuvre” est désacralisé. Fountain nous démontre ironiquement, que l’art peut figurer dans nos quotidiens. N’est-ce pas une ode à la vie que l’art commence à écrire ?
D’autres artistes tels que Manzoni vont prolonger cette pensée. Ses Sculptures Vivantes de 1961 vont renforcer cette désacralisation de l'œuvre, et va, de manière assumée, se moquer des processus de légitimation de l'œuvre. Signer des corps vivants au sein même d’une galerie : n’est-ce pas un scandale que l’on doit déplorer ?
Mais finalement, qu’est-ce qui «fait œuvre» ? Qu’est-ce qui rend légitime une œuvre d’art plus qu’une œuvre tout court ? Quel objet se doit d’être sacré, ou non ?
Toutes ces démarches artistiques posent sur table ces questions cruciales, affirmant ainsi une volonté de lier l’art et la société. Une dématérialisation s’opère : puisqu’ici, l’art, c’est la pensée, loin de son objet…
Lier l’art à la vie ? L'amorce de nouvelles pratiques artistiques ?
«L’art c’est la vie, la vie c’est l’art»
Ces mots de John Cage, figure du Black Mountain College, nous introduisent vers des pratiques artistiques qui tendent à s'élargir. Des pratiques exprimant plus que jamais leur volonté de se lier à la vie.
Le premier intermédiaire entre l'œuvre et le contact extérieur, c’est le spectateur. Ainsi, cette phrase emblématique de Duchamp : “Le regardeur fait œuvre" prend tout son sens. Alors, inclure le récepteur dans l'œuvre s’expérimente beaucoup. Café Little Boy de Jean Luc Vilmouth en est un exemple explicite : au Centre Pompidou de Metz, voici que figure une œuvre, vide à sa naissance. Des craies sont placées à disposition du spectateur, ce qui lui permet d’alimenter l'œuvre. Le spectateur fait œuvre. Par son acte d’écrire, de dessiner, de gribouiller ou simplement de tracer un trait, son savoir-faire "œuvre" est rendu légitime.
Si l’on se centre vers un exemple visuellement plus abstrait, comme le Ready-Made de Duchamp, nous pouvons nous demander en quoi le spectateur fait œuvre. Par son interprétation, par son doute, par la dérision ou la colère qu’il va exprimer face à cette dernière, il participe à sa légitimation et sa diffusion. Il se fait, inconsciemment, commissaire d’exposition. C’est son regard, ses mots, qui vont rendre légitime ou non l'œuvre. Mais c’est aussi, par sa pensée, qu’il va lui-même, faire œuvre. Il prolonge la narration qu’amorce l’artiste...
Une dimension immatérielle de l’art est ainsi déployée, ce qui donne naissance à diverses pratiques artistiques.
l’expérience sonore, les bruits quotidiens
L’apparition des bruits au sein des pratiques artistiques va changer l’expérience du spectateur. Dépasser le stade de la contemplation, pour solliciter son ouïe.
L’artiste manipule le son, comme un sculpteur manipulant sa terre. L'œuvre De Una Città, de Luigi Risveglio nous démontre cela : ce sont les bruits quotidiens qui composent son œuvre. Face à cela, le spectateur ou plutôt récepteur, ne peut qu'être directement impliqué dans l'œuvre. Son expérience visuelle est bousculée, laissant ainsi place à une expérience sensorielle. Cette approche de l’art participe tout naturellement à bousculer les codes établis. D’une manière explicite, ici, l’art est bien lié à la vie…
Le corps comme médium : Les performances
Si Yves Klein nous a amené à repenser nos médiums : Le corps comme pinceau, par son Anthropologie Bleue, la performance aura dépassé cela.
L’art performatif est un véritable tournant dans l’Histoire de l’art : apparu pour la première fois durant les années 50, dans le réfectoire du Black Mountain College (Les Happenings), il a amené un double enjeu : une dématérialisation totale de l’art, et l’inclusion immédiate des corps dans l’œuvre.
Rauschenberg, par sa performance Pelican, nous incite, explicitement, à étendre l'œuvre au-delà des lieux dédiés. L’art rencontre la vie, tout public…
Aussi, les performances de Marina Abramovic et Ulay vont nous amener à repenser l’art, bien au-delà d’un esthétisme figé. L’art ici devient éphémère, immatériel, et s’inscrit profondément, dans le réel. L’énergie, les corps des artistes font œuvre (Imponderable), mais aussi, les spectateurs, qui vont être impliqués dans le processus créatif, le scénario de l'œuvre (The artist is present). Une interdépendance artiste/spectateur se développe, annonce d’un livre ouvert et déployé, pour le public. L’ode à la vie ne fait que se poursuivre…
L’art vers les rues?
En réalité, l’art est déjà présent au fil de nos balades quotidiennes. Les combines paintings de Rauschenberg en sont témoins. L’art compose avec nos quotidiens, pour nous dévoiler son ancrage dans le réel. L’art est loin d’être une abstraction vide de sens. La vie constitue son essence.
Aujourd’hui, les pratiques artistiques tendent à s'étendre, à s’allier à une “démocratisation de l’art” (Duchamp), à se décloisonner, à figurer, hors les murs temples des musées. La manifestation des cerises de Jacques Hubert en est un bel exemple. Il s’agit pour le spectateur de se défaire du regard passif, et d’exploiter son plein droit d’être impacté par l’art.
L’art, pas si essentiel?
De manière cruciale, nous percevons en cette période de pandémie, les réactions importantes du public, exprimant sa volonté mais surtout nécessité, d'être au plus près des œuvres, autant par la pratique, que par la narration. Ces diverses réactions nous révèlent le caractère essentiel de l'art, qui dévoile avant tout, notre condition, tout en ayant ce pouvoir de dépasser les possibles, de renouveler nos imaginaires.
L'art est essentiel pour nous, spectateurs, comme nous sommes essentiels à son existence.
"L'art c'est la vie, la vie c'est l'art". Interdépendance logique et déterminante. Nous comprenons dès lors, cette volonté exprimée des artistes, à tendre vers un nouveau possible, un art au plus près de tout spectateur : l'Art dans nos rues ?
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